
Entre deux doses, les médecins viennent réexpliquer leur diagnostic
aux patients avec force graphiques
et les convaincre que tout ceci est pour leur bien. Le corps infirmier, lui,
s’assure de l’application du traitement et surtout de convaincre avec de belles
paroles les quelques individus récalcitrants. Ne se rappelant plus d'avoir vu autre chose que
ce qu’on leur présente sur l’écran ou d'avoir entendu d’autre voix que celles des
soignants, la réalité est pour ces individus telle qu’on la leur présente.
Or, que se passerait-il si, suite à une coupure dans les services
ou à la négligence du personnel, un de ces drôles de spécimens venait à être
débranché? Si, par pur accident ou
avec un peu d’aide, celui-ci se dirigeait vers la sortie? Comme il a toujours
été drogué, il sera momentanément choqué par les impressions désagréables qui
le submergent, mais sans doute pas autant que par l’inconfort lié à sa liberté
de mouvement retrouvée. Tout de même, que se passerait-il s’il finissait contre
toutes espérances par franchir le seuil? Imaginez-le regarder pour comme pour la première
fois le monde tel qu’il est, sans pause publicitaire. Ne croyez-vous pas qu’il
serait incapable de comprendre ce qui se passe, qu’il penserait que les choses
qu’il voyait auparavant étaient plus vraies que celles qu’il voit à présent?
Quand même, s’il était doté d’un courage exceptionnel et
qu’il acceptait néanmoins de rester à l’extérieur, ses yeux et son âme
finiraient bien un jour par y voir plus clair. Verra-t-il la Vérité? Sera-t-il
en contact avec l’au-delà? Non, simplement avec la réalité. Toutefois, incapable
d’avoir une vue d’ensemble (les CHSLD ne sont pas encore dotés d’écrans
panoramiques), il commencerait sans doute par voir les quêteux sur le bord de
la route, le premier en délirium trémens, le second en train de jouer le second
mouvement du Printemps de Vivaldi; il verrait un voisin jeter ses déchets dans
la ruelle et peut-être un autre planter des fleurs à côté de la bande de trottoirs.
Ensuite, sa vision s’élargissant, il serait à même de percevoir un individu
arborant un ruban tricolore «échanger» avec un homme à la mine patibulaire en
complet rayé dans un restaurant au coin de la rue. Un peu plus loin, il verrait
peut-être une masse compacte et bruyante qui dénonce les décisions prises par
l’administration du gros CHSLD. Enfin, après plusieurs aller et venus, il
serait à même de se rendre compte que dans toute cette partie du monde qu’on
appelle l’Occident, d’immenses bâtisses aux noms divers (r)enferment des
individus qui ignorent tout du monde extérieur, comme chez lui.
Ne croyez-vous pas alors que, se remémorant sa première
habitation, et les âneries de là-bas, et ceux qui étaient alors ses compagnons
de chambre, il se réjouirait du changement, tandis qu’eux, il les plaindrait?
Cependant, ayant troqué sa jaquette d’hôpital contre des vêtements moins
dégradants, mais surtout, ayant été depuis longtemps sevré et depuis incapable de se rappeler les
chimères qu’il voyait auparavant, ne croyez-vous pas qu’il serait raillé par
ses anciens compagnons de manger-mou s'il tentait de les convaincre de sortir dehors? Ne croyez-vous pas qu’ils lui crieraient
haut et fort qu’il est préférable de rester à l’intérieur plutôt que de quitter
et de tomber malade? Peut-être même qu’ils appuieraient frénétiquement sur le
piton pour appeler les garde-malades et leur demander de les libérer de cet
importun.
C’est alors que celui-ci aurait à affronter les chiens
dressés en secret par le personnel pour garder le contrôle du CHSLD. Et s’ils
venaient à s’emparer de lui de quelque façon, ne le tueraient-ils pas?
Mais si vous retournez dix milles de ces malades contre les gardiens de la caverne, vous
serez en mesure de chasser ceux qui administrent et dont la vénalité les a d'abord portés vers des biens privés pour ensuite s’emparer des
affaires publiques. Dès
lors, l’État sera administré en état de vigilance par vous et par nous, et non
sous l’emprise du mensonge, comme à présent.