
Alors, j'ai évoqué l'actualité dans le précédent message. Une nouvelle assez symptomatique de notre présent a retenu mon attention aujourd'hui. La compagnie chargée de l'affichage publicitaire du Métro de Montréal a refusé l'affiche de promotion de
L'Opéra de Quat'sous de Bertolt Brecht présentée par le Théâtre Sibyllines sous prétexte que l'affiche présente des sous-vêtements. On en déduit que d'afficher des dessous féminins aurait quelque chose de «choquant» peu importe (pour l'instant) ce que cela peut bien vouloir dire. Pourtant, la même compagnie ne semble pas avoir manifesté les mêmes scrupules en ce qui concerne la campagne de pub d'un magasin de lingerie de Montréal. On pourrait aussi évoquer les demoiselles en tenue olé-olé d'une autre campagne pour une boutique XXX. Si la tenue est effectivement le véritable critère retenu, il faut alors conclure au double standard. Pour ma part, j'y vois quelque chose de plus complexe.
Une lecture féministe, tout à fait recevable, s'attaquerait à une certaine conception de la femme. La première affiche est jugée inacceptable puisqu'elle présente des femmes qui enfreignent tous les tabous bourgeois : une femme boit, l'autre fume; elles sont lascives tout en affichant un regard distant et blasé; elles sont toutes deux en sous-vêtements ce qui évoque le lesbianisme. L'autre femme, elle, s'offre pudiquement (la poitrine en évidence, le regard de biche, MAIS la cuisse recourbée). Elle est seule et sert indirectement à mettre quelque chose en valeur, la lingerie. On aboutit alors au couple femme émancipée/femme objet.
Si cette analyse a ses vertus, elle me laisse toutefois un peu sur ma faim. Loin de moi l'idée de remettre en question l'instrumentalisation du corps de la femme. Par contre, je me demande à quelle point la grille binaire qui a prévalu jusqu'au années 70 s'applique encore aujourd'hui. Revenons à notre campagne olé-olé : n'y voit-on pas une demoiselle manier autoritairement la cravache? N'avez-vous jamais aperçu une pub de mec en bobettes? Je sais que la question de la posture/position importe aussi. Toutefois, on ne peut nier qu'il s'est opéré un mélange des genres depuis déjà longtemps et qu'une série de nouveaux clichés accompagnent désormais hommes et femmes en plus des conceptions traditionnelles. Le but de la pub, a-t-on besoin de le rappeler, n'est pas foncièrement d'imposer des valeurs : il s'agit de vendre un marchandise X. Tous autres procédés, aussi insidieux soient-ils, sont subordonnés à cette finalité.
Bon là, je vous donne sûrement l'impression de voguer de lieu commun en lieu commun. Je vous renvoie donc au titre. Les plus perspicaces auront relevé l'allusion à Platon et à sa tripartition des formes intelligibles. Je me permets simplement de rappeler que les Grecs avaient fait d'une certaine idée de la beauté (qu'on appelle aujourd'hui le classicisme) l'étalon du bien et du vrai. Nietzsche souligne d'ailleurs le scandale qu'a dû causé la laideur de Socrate dans les cercles athéniens. Impossible de dissocier la vérité de la beauté, un discours laid ne sachant dès lors être vrai. Imaginez alors le souci du corps et des paroles à Athènes. On aurait tort de croire qu'une telle conception est en lien direct avec la «superficialité» moderne. On a tendance à croire que ce qui est vrai mérite d'être bien dit. On superpose alors une exigence d’élégance au vrai pour dorer la pilule. En soi, personne n'irait jusqu'à dire qu'une vérité ne l'est plus si elle est dite de manière maladroite. Or, dans un monde où l'écriture est l'apanage d'une élite (un peu à la manière de nos bidules électroniques dernier cri), les choses deviennent vraies parce qu'elles sont belles. C'est qu'il est impossible de transmettre un savoir ample non technique autrement que par la versification. Ce qui est beau (ce qui
marque les esprits) s'impose donc comme étant ce qui est vrai. L'analyse pourrait aller plus en profondeur, mais je l'arrête ici.
Je reviens à notre ami Platon et à sa forme du Bien. Rappelons (bien que ce soit discuté) que Platon estime que seul le plus savant devrait pouvoir diriger la cité. Ce dernier, par sa capacité à comprendre le Bien mieux que tout autre, est en mesure de diriger le reste de la cité. Le Bien dépasse le Vrai puisqu'il est ontologiquement premier : nous pouvons accéder à la vérité des choses parce qu'elles ont été «bien construites», c'est-à-dire de manière à ce que notre esprit puisse les com-prendre. Si vous vous êtes déjà exclamé : «Eh que la nature est donc ben faite!», alors vous devez saisir ce que Platon entend. C'est cette vision d'un monde organisé par un Dieu bienveillant qui s'imposera en Occident au moins jusqu'à la modernité. J'aurai tendance à dire que c'est ce genre d'attitude que les approches féministes (pas toutes, bien sûr) critiques. Elle suppose une «essence» féminine révélée par Dieu de laquelle il ne faudrait pas déroger.
Il est assez difficile de dire à partir de quel moment la question du vrai dame le pion à celle du bien. Pour Foucault, ce processus remonte à la naissance du capitalisme moderne au XVIIe siècle. À cette époque, grâce à la naissance des États, on commence à compiler des données statistiques de manière rigoureuse et systématique. On remarque alors que l'homme obéit aux mêmes lois que le reste des êtres de la Création. L'homme ne transcende plus le monde mais n'est qu'une partie de lui. Alors, s'il faut observer en laboratoire la chute des corps pour comprendre leurs lois, il faudra observer les hommes pour saisir les leurs. Et le laboratoire de l'homme, à votre avis, quel est-il? Le marché, bien sûr. Le marché ne dit pas le beau ni le bon, le marché dit le vrai.
Alors, comment peut-on lire ces campagnes de pub à la lumière de ces longues digressions? Je me permets une dernière petite remarque de chemin de traverse. Avez-vous constaté comme moi à quel point les artistes, lorsqu'ils parlent de leur art, mettent de l'avant le bénéfice financier que retire la société de leur activité? Vous voyez ce que je veux dire maintenant quand j'affirme que le marché est devenu le paradigme central de nos vies? La beauté d'une oeuvre d'art ne relève plus tellement de son importance pour l'herméneutique du présent que d'un mécanisme marchant qui quantifie, soit à la bourse, soit par l'achalandage, ce qu'elle vaut (ce qui revient à peu près au même). D'ailleurs, je tiens à préciser que cette bourse de l'art est bien plus efficace que l'on aurait tendance à le croire. Contrairement à l'approche platonicienne, elle ne dicte pas une fois pour toute quelle est la valeur de quoi. Les facteurs qui entrent en ligne de compte pour l'évaluer étant immanents, il est normal qu'elle fluctue. Mozart, lors de l'année de son 250e anniversaire sera plus beau que Beethoven tout simplement parce qu'il sera plus joué et acheté que l'autre. L'inverse peut aussi bien se dire l'année suivante.
Vous comprendrez alors l'importance stratégique de la publicité dans ce jeu de vérité. Elle se trouve en amont - c'est elle qui devra créer une demande pour le produit, elle produit donc de la vérité - et en aval - elle doit pouvoir récupérer et véhiculer les discours sur la vérité. Si l'on prend la seconde image, il est évident que la contenu concorde parfaitement avec le contenant. L'image séduisante vend de la séduction. Et ces stéréotypes de la séduction servent à offrir un modèle à ceux qui en cherche un et, ainsi, à entretenir le lien de dépendance au produit et à la publicité. Si jamais, pour des raisons xyz le contexte social change, le marché a le pouvoir de se déplacer et d'intégrer les nouveaux codes. Le fétichisme (peu vendeur avant les années 90) est tendance? On satisfera à votre demande en vous présentant NOS nouveaux modèles conçus pour VOS besoins.
Prenez la première image. A moins d'être un fan fini des années 30 et de Bertolt Brecht (ce que l'administrateur moyen n'est pas), vous êtes incapables d'associer l'image au contenu. Le spectateur se trouve alors devant une dissonance cognitive : qu'est-ce que c'est que ça (comme on dit par che nous). Bref, vous vous trouez devant un objet qui ne se laisse pas réduire à un sens précis : vous vous trouvez devant une oeuvre d'art. Est-ce que le capitalisme en a contre l'art? Je l'ai dit plus haut, certainement pas. Cependant, l'art se consomme aujourd'hui là où on s'attend à en consommer. On évite ainsi les fameuses dissonances cognitives. Car, mélanger art et commerce aussi crument, c'est éventuellement mélanger le pauvre consommateur qui risque de poser un regard non marchant sur ce qu'on lui présente comme tel. Et ça, c'est mauvais pour les affaires.
Vous n'êtes pas convaincus? Je vous rassure, je ne le suis pas encore totalement moi non plus. Remarquez cependant quelque chose. Avez-vous déjà noté à quel point les annonces publicitaires des partis politiques sont toujours clairement identifiées comme telles? Pourquoi, si le but de la télé est de vendre de la pub, les annonceurs refusent-ils de passer en ondes les annonces de Adbusters? C'est comme si le mélange des genres remettait en question la sacro-sainte grille de lecture marchande. C'est comme si le cul n'était acceptable que s'il se trouvait à sa vraie place, là où on peut lui assigner une valeur qui respecte son genre.